Veut-on nourrir le monde ?
Sébastien Abis, chercheur, géopoliticien et enseignant, a publié, le 14 février un nouvel ouvrage consacré au futur de notre monde au prisme de la géopolitique agricole et alimentaire. Pour ce spécialiste incontesté du domaine, le monde est face à un Everest alimentaire qu'il devra gravir...
Les chiffres sont connus. La terre devra accueillir d'ici la fin du siècle deux milliards d'êtres humains supplémentaires. Le pic de population pourrait même être atteint en 2050. Sous l'effet de la croissance démographique, la demande alimentaire devrait, selon l'Organisation des nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) connaître une hausse de 15 % d'ici à 2032. Mais dans le même temps, l'Union européenne et son Green Deal envisagent, au nom de la protection de l'environnement, une baisse de la production agricole d'environ 15 %. Ce qui hypothéquera très sérieusement la capacité exportatrice de l'Europe mais aussi celle à pouvoir nourrir sa propre population. Si l'on ajoute à l'équation que l'on pensait pouvoir bénéficier indéfiniment des " dividendes de la paix ", que les guerres finiraient par s'atténuer et que la mondialisation serait heureuse, et si l'on ajoute que toutes ces vérités (ces illusions) tombent les unes après les autres, comment parvenir sur notre planète à nourrir le monde, étant entendu que l'alimentaire est le pilier central de la sécurité humaine ? Toujours dans le même temps, il va falloir réduire l'empreinte carbone humaine, en particulier agricole !
" La faim est cruelle "
Pour Sébastien Abis, directeur du club Demeter et chercheur associé à l'institut des relations internationales et stratégiques (Iris), atteindre ces objectifs qui peuvent paraître contradictoires, reviennent ni plus ni moins qu'à gravir l'Everest. Le parallèle est osé mais tellement parlant. Peu d'alpinistes sont parvenus au sommet (environ 6 000) et parfois dans des conditions dantesques. Certains y ont laissé la vie, des pieds, des mains. La seule différence qui existe entre le Chomolungma (nom tibétain de l'Everest) et l'Everest alimentaire qui se dresse face à nous, c'est que dans le premier cas, nous pouvons choisir de renoncer, de ne pas le gravir. Pas dans le second. Pourquoi ? Parce que " entre la démocratie et la barbarie, il n'y a que cinq repas ", disait Winston Churchill en 1942. La faim est cruelle et l'alimentation devient au fil des ans et des conflits, une arme, un puissant levier stratégique, avec l'énergie. La famine touche environ 800 millions de personnes par an à des degrés divers. Dans la pyramide de Malsow, s'alimenter (boire et manger), dormir et se vêtir font partie des besoins physiologiques primaires. Sans eux point de sécurité.
Le temps et l'humilité
Dans cet ouvrage qui présente simplement toute la complexité de l'équation agricole et alimentaire, Sébastien Abis pose les bonnes questions sous différents angles : ceux de la production, de l'approvisionnement, de la santé, des nécessaires transitions à effectuer, de la souveraineté, du numérique...
Rejetant toute décroissance qu'elle soit démographique ou économique (" Ne cherchons pas à ressusciter Malthus au 21e siècle ", écrit-il), l'auteur ne cherche pas non plus à se lancer dans le productivisme à tout crin. Il lance plusieurs hypothèses en demandant à ne pas être myopes, ni amnésiques ni inconscients. Dans son plaidoyer pour investir intelligemment dans nos intestins, que nous soyons millennials ou futurs centenaires et pour rester cohérents dans nos choix, Sébastien Abis fait aussi passer le message que la reconquête de la souveraineté agricole et alimentaire ne pourra s'effectuer que sur le temps long. Entre l'objectif, la volonté de l'atteindre et le fait d'y parvenir, tout peut arriver entre-temps. En ce sens, le chercheur à l'Iris nous ouvre à la philosophie du temps et de l'humilité, sur ces deux piliers qui sont des éléments indispensables de la stabilité géopolitique. Un ouvrage indispensable pour comprendre l'enjeu clé du monde de demain : voudra-t-on oui ou non véritablement nourrir le monde ? À quelles conditions ? Avec quels moyens ? Si la faim est cruelle, la fin le sera-t-elle tout autant ?