Retour controversé des protéines animales transformées.
Sous couvert de coller aux nouveaux objectifs agricoles et environnementaux qu'elle s'est fixée pour 2030, l'Union européenne s'apprête à autoriser les protéines animales transformées : PAT. Un mot bien pudique qui cache ce qu'il est désormais interdit d'appeler « farines animales ».
Intempéries à répétition, épizooties, préemption des terres à des fins d'artificialisation, redéfinition des modes de production, rémunérations en berne, renouvellement des générations à assurer, respect des normes sanitaires, etc. Les agriculteurs doivent s'adapter à un environnement compliqué et parfois hostile pour satisfaire les demandes de multiples partenaires, toujours exigeants, souvent versatiles et parfois contradictoires. La coupe déborde désormais depuis que, le 14 avril dernier, le Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed (SCOPAFF - en français Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l'alimentation animale) a adopté une proposition visant à ré-autoriser l'utilisation des PAT pour l'alimentation de certaines espèces. Il s'agit ni plus ni moins qu'un feu vert de la Commission européenne à la nourriture des volailles et des porcs avec des résidus de viande provenant de non-ruminants et d'insectes.
Un enfer pavé de bonnes intentions
Cette initiative est présentée sous son meilleur jour. À l'heure du Green Deal, il ne s'agit pas, c'est évident, de se lancer dans une vision productiviste de l'agroalimentaire, ni de forcer la nature. Au contraire, l'introduction des PAT procède d'une approche vertueuse. Recycler et valoriser les déchets issus de l'élevage et des sociétés d'équarrissage qui, non seulement concourrait au cycle de la vie, à la vie économique et sociale, mais aussi au développement de certains territoires ruraux. La Commission européenne estime que la réintroduction des farines animales est compatible avec sa stratégie de la ferme à la table. Ce retour des PAT permettrait, selon elle, de « mieux utiliser les protéines et autres matières premières pour l'alimentation animale ». L'Europe apporte aussi la garantie de contrôles plus stricts et l'application de meilleures méthodes d'analyse des aliments pour animaux : « afin d'éviter tout risque et de contribuer à la vérification de l'absence de contamination croisée avec des protéines de ruminants interdites et de recyclage intraspécifique », précise la Commission.
Autrement dit, juré, craché, le cannibalisme sera banni, et on ne verra ni porcs ni poules ingurgiter sans le savoir leurs semblables.
De plus, l'apport des PAT aux ruminants restera interdit. Voilà de quoi rassurer un consommateur qui aura en plus l'impression de faire un geste pour la planète, puisqu'il contribuera à réduire la dépendance de l'Europe à l'égard des protéines notamment végétales importées de pays tiers (Brésil notamment) et qui sont accusées de favoriser la déforestation.
ESB : le retour ?
Ce que le consommateur sait moins c'est que l'initiative de la Commission était envisagée depuis quelques années déjà, mais qu'elle n'avait jamais complètement abouti. Progressivement, l'instance bruxelloise avait fait pression pour réintroduire ces farines animales et la France, initialement opposée, avait été contrainte, en 2013, de céder en permettant l'utilisation de farines de volailles ou de porc pour nourrir les poissons d'élevage et en 2017 pour les farines issues d'insectes.
Il se souvient en revanche des nombreux scandales alimentaires qui ont rythmé les trois dernières décennies : viande aux hormones, lasagnes avec de la viande de cheval, et bien sûr le scandale de la vache folle en deux vagues successives : celle de 1996 qui avait touché le Royaume-Uni puis celle de 2000 qui s'était immiscée en France. Ces deux crises ont durablement traumatisé les consommateurs européens. Ils n'ont pas oublié que ce sont ces farines animales qui ont été à l'origine des prions, éléments déclencheurs de l'ESB chez les bovins et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l'humain. Le consommateur est devenu à la fois plus méfiant et plus exigeant sur la composition des produits bruts ou transformés qu'il achète. La multiplication des labels, des QR codes et des blockchains permettant de retracer la composition de plats préparés en témoigne. Cependant, ces nouvelles technologies ne sont pas infaillibles. Les consommateurs, quand ils auront compris ce qui est en jeu, vont légitimement s'interroger sur les garanties que toute la chaîne de valeur pourra apporter quant à l'innocuité de ces farines. A fortiori puisque des cas d'ESB ont réapparu ces derniers mois, dont deux en Espagne : un en janvier 2021, dans un élevage de 353 bovins à Viniegra de Arriba ; et un autre en mars 2021, à Jerez de los Caballeros près de Séville, entraînant l'abattage de huit animaux.
Cannibalisme ou pas ?
Des associations de consommateurs s'inquiètent aussi de la manière dont les traités internationaux permettent de contourner les règles européennes sur le recyclage intraspécifique. C'est le cas du CETA, entre l'Union européenne et le Canada, qui prévoit à terme l'importation sur le sol européen de plus de 45 000 tonnes de viande bovine (contre 4 160 t aujourd'hui) et de 75 000 t de viande porcine (5 500 t aujourd'hui) canadienne. Ce que le consommateur français et européen ignore, c'est que la législation canadienn autorise l'utilisation de certaines protéines, comme les farines de sang (de bovin) et la gélatine de boeuf dans la constitution des PAT qui servent de compléments alimentaires... aux bovins canadiens. Le plus inquiétant est qu'à ce jour, aucune règle européenne ne permet de refouler à la frontière ces bovidés canadiens, de fait cannibales, nourris aux PAT de boeuf.
Ce sont bien deux visions de l'élevage et deux conceptions de la consommation qui s'affrontent. En effet, tous les labels européens (Bio, AOP, IGP) s'appuient aujourd'hui sur des cahiers des charges stricts et contrôlés qui bannissent ces compléments alimentaires dont le gain nutritif reste incompatible avec des modes d'élevage respectueux de l'environnement, de la santé animale et de la santé humaine. Dans ce contexte, il n'est pas certain que les associations de consommateurs, dont beaucoup sont sensibles au bien-être animal, accordent du crédit aux arguments de la Commission qui entend valoriser, au nom de la protection de l'environnement, les déchets issus des abattoirs et des sociétés d'équarrissage.
Contradictions fondamentales
De même les consommateurs, tout comme les défenseurs de l'environnement, devraient avoir beau jeu de soulever les contradictions entre d'un côté le règlement PAT et de l'autre l'esprit du Green Deal et son volet de la ferme à la table. Compte tenu des intérêts en jeu, et des coûts de mise en place des nouvelles chaines, l'introduction des PAT devrait conduire assez rapidement au gavage industriel des bêtes aux protéines animales, alors que, paradoxe parmi tant d'autres, certains voudraient voir disparaitre le gavage artisanal des oies... Il est en effet peu probable que la proportion naturelle de végétal/animal dans l'alimentation des porcs et des volailles, soit scrupuleusement respectée. Porcs et volailles sont certes omnivores (par opportunité), mais la viande qu'ils peuvent ingérer (vers, insectes pour les volailles...), ne constitue qu'un complément d'une dominante végétal.
Ainsi, la réintroduction possible des PAT s'oppose au concept même de One Health, mis en avant depuis le début des années 2000, qui traduit la prise de conscience des liens étroits entre santé humaine, santé animale et état écologique global. Avec le retour des PAT, on assisterait sans le moindre doute à une régression, fondamentalement incohérente.
Plus, mais pas mieux
Dans cette logique, la création d'une filière ad hoc risque de créer un appel d'air productiviste, au plan européen voire mondial, sur fond d'élevages intensifs, avec les effluents et rejets associés. Alors que la logique d'ensemble du Green Deal est de maîtriser les productions agricoles de toutes sortes, et leur impact sur l'environnement, la production de viande de porc et de volaille, pour nourrir volailles et porcs, viendrait multiplier la production, et les nuisances associées. On imagine assez quelques industriels peu scrupuleux, alléchés par les gains, multiplier des fermes industrielles destinées à produire de la viande à viande...
Pour garantir l'innocuité de ces PAT, les États et les filières devront nécessairement s'accorder à certifier l'étanchéité des lignes de production, par la mise en place d'installations nouvelles, de contrôles renforcés, de processus de traçages supplémentaire, de la ferme à l'assiette.
Par quelles techniques et à quel coût ?
Par qui sera-t-il supporté ?
Par les consommateurs finaux, qui du coup trouveront une raison supplémentaire de ne pas se tourner vers ces produits ? Par la grande distribution ? Ce serait une première...
Bien plus sûrement par des agriculteurs français dont le tiers ne gagne pas 350 euros par mois et qui passent déjà beaucoup trop de temps dans les servitudes administratives ?
Pour les agriculteurs, il est temps de se mobiliser
Les agriculteurs français qui se sont pleinement engagés dans la voie de la transition écologique devraient donc regarder à deux fois avant de nourrir leurs animaux avec les PAT. Ils savent que leur réputation mais aussi celles de la filière agroalimentaire et de la distribution sont en jeu.
Ils ont conscience qu'ils ont beaucoup à perdre surtout après les périodes de confinement qui leur ont permis, grâce aux circuits courts et aux ventes directes à la ferme, de retisser des liens de confiance avec le consommateur. Réintroduire les PAT ruinerait les efforts engagés.
Il faut que les agriculteurs français le fassent savoir, et il est temps : l'objectif que s'est fixé la Commission est d'adopter le règlement sur les PAT au troisième trimestre 2021.
Saisie par le ministère de l'Agriculture fin 2020, l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (ANSES), s'apprête à rendre un avis, au plus tard fin mai, sur l'autorisation de ces farines animales pour les volailles et les porcs. La sagesse lui recommanderait de surseoir à cette mesure, au pire de tolérer des expérimentations dans un cadre sévèrement réglementé et limité.